Dernier jour 17h36

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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 17h36 : (FLASH) l'ASI confirme que la cible des terroristes était un hélicoptère transportant des passagers pour Exodus et que deux aéronefs de ce type ont été abattus au-dessus de la ville de Santa-Maria avec des dégâts collatéraux importants, en plus de ceux que les chasseurs américains ont causés en détruisant les batteries de missiles. Nous n'avons, à cette heure, pas de bilan plus précis. Le porte-parole de l'ASI à Almogar a déclaré : « Nos passagers sont indemnes, mais cette opération n'est pas terminée. C'est la plus dangereuse que j'ai jamais eu à couvrir. Retenez votre souffle. Nous avons maintenant bon espoir de la mener à terme avec succès et sans plus de pertes »

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Dans le salon dévasté par la fusillade, Lise remit à son poignet le téléphone devenu inerte. Son cœur battait à tout rompre. Les paroles de Morgan résonnaient encore dans ses oreilles, sur fond de vrombissement de turbines. Lise dit à l'intention de Claire qui attendait à côté :

— Morgan dit qu'elle sera là dans trois minutes.

Lise tressaillit sous l'effet d'un violent frisson. Des larmes perlèrent dans ses yeux qu'elle laissa s'écouler en s'adossant au mur. Esmeralda, inquiète, laissa le chat qu'elle tenait dans ses bras sauter au sol et s'approcha. Lise la prit dans ses bras, la serra fort contre elle, comme prise d'un vertige. Elle se souvint de cette lettre pour laquelle elle avait mis tant de temps à trouver les mots justes, qu'elle avait calligraphiée comme une prière, qu'elle s'était chantée dans la tête comme une incantation. Suffisait-il d'écrire un souhait pour qu'il se réalise ? Était-il possible de retourner le destin par le pouvoir de la plume ? Comment, se dit-elle, moi qui n'aie écrit que quelques lettres d'amour, comment ai-je fait pour inscrire dans celle-là une invocation aussi puissante ? De quelle sorte de magie cela relevait-il ? Une partie d'elle-même ne parvenait pas à le croire. C'était trop improbable, contre toute attente... et pourtant, en même temps, elle avait une confiance absolue en Morgan. Elle effaça les larmes de ses joues. Trois minutes. Trois minutes avant de quitter la planète. Elle se mit à rire nerveusement, ignorant Claire qui la regarda en fronçant les sourcils de perplexité. Trois minutes, c'était ridicule, elle mettait presque plus de temps que cela pour faire le tour de la maison le matin avant de partir au travail. Mais, d'un autre côté, elle n'avait pas besoin de faire le tour de la maison, et surtout pas pour vérifier si telle fenêtre était fermée, ou telle plante avait eu de l'eau, car elle n'y remettrait plus jamais les pieds. Elle eut une petite pointe de regret à l'évocation de cet abandon. Elle était entrée dans cette maison avec deux jeunes enfants, elle en partait grand-mère. Elle transforma les remords en gratitude : elle s'adressa à la maison en parlant tout bas dans sa langue maternelle : elle lui dit combien elle avait été une bonne maison pour elle toutes ces années. Elle se rendit compte qu'elle pleurait toujours et décida qu'il fallait qu'elle se reprenne. Si Morgan, qui était l'exactitude incarnée, avait dit trois minutes, alors il n'y en aurait pas cinq, même pas quatre non plus. Elle avait juste le temps de se changer. Elle posa Esmeralda sur ses pieds et la laissa dans le couloir. Elle se déshabilla en courant vers le dressing, elle enfila une culotte et une brassière propre au passage, se glissa dans le pantalon préparé à cet effet, par-dessus la tête en une seule brasse le haut passa les épaules, elle courait déjà vers le placard à chaussures. Elle attrapa le sac au passage. Elle traversa le bureau pour y récupérer la sauvegarde de son Archive. Prise d'une inspiration soudaine, elle décrocha du mur un petit tableau à la gouache de la main de sa fille et le calla au fond du sac. Esmeralda l'appela. Elle lui cria : « J'arrive ! » Quittant la chambre, elle considéra autour d'elle le désordre indescriptible qu'elle y avait mis et se sourit. Quelques semaines auparavant, elle s'était préparée à vivre seule dans cette demeure, en faisant ses adieux à l'amour de sa vie, et maintenant elle se cambriolait avant de disparaître la rejoindre. Elle ne se lassait pas de savourer la joie immense qui s'était emparée d'elle. Rien ne pouvait inquiéter une telle vague d'excitation et d'impatience mêlées.

Le bruit caractéristique d'un hélicoptère la tétanisa. Déjà ? Elle courut retrouver Esmeralda qui lui sauta au cou, puis elle revint chercher son sac et celui de la petite. Elle se dirigea alors vers les baies vitrées à l'arrière de la maison, où Claire attendait, sa fille endormie sur ses genoux et qu'elle réveillait en lui murmurant des paroles tendres à l'oreille. Dehors, c'était comme la tempête. Lise jeta un œil par la fenêtre et vit l'engin qui était en train de se stabiliser à la verticale du jardin. La stupeur lui fit retenir son souffle en ouvrant la bouche. Morgan venait dans l'une de ces énormes machines de guerre, peinte en kaki sombre, grosse comme un autobus, suspendue sous des pales noires gigantesques dont le souffle monstrueux levait un véritable cyclone de poussière, petits cailloux, déchets végétaux, feuilles, branches qui volaient en tous sens. Le vacarme était inimaginable, terrifiant, même à l'intérieur, comme une canonnade qui n'en finissait pas, comme si la structure de la maison s'était mise à trembler au rythme sourd du monstre. Esmeralda se mit les mains sur les oreilles et Lise l'éloigna de la vitre. L'hélicoptère descendait tout droit. Les arbres du jardin n'avaient pas été plantés avec l'idée qu'un oiseau de ce calibre s'y poserait un jour. Le rotor passa au travers du sommet des conifères comme une tondeuse dans du gazon tendre, faisant crépiter les vitres sous les impacts des fragments de branches déchiquetées. Au milieu de la tourmente qu'elle produisait, la bête vint s'asseoir sur ses roues dont les suspensions s'enfoncèrent pour marquer qu'elle était au sol. Les pales en drapeau, le vacarme changea, on n'entendait plus alors que le sifflement démentiel des turbines. Voilà, pensa Lise, direction l'astroport d'Almogar, service spécial à domicile, s'il vous plaît Madame. Embarquement immédiat, vérifiez que vous n'avez rien laissé derrière vous. Elle hésita. Claire s'était levée et tenait sa fille par la main. La tempête semblait se calmer au dehors. Claire ouvrit la baie. Lise vit que le sac de voyage était resté ouvert. Elle se pencha pour en zipper la fermeture. Quand elle releva la tête, la porte latérale de l'hélicoptère avait été ouverte et une silhouette s'y dessinait. Elle portait une combinaison de pilote bleue avec le grand blason de l'Agence Spatiale Internationale devant, des galons aux épaules, des poches partout. Morgan retira son casque, découvrant son visage noir, concentré, mais joyeux. Elle vit Lise et sourit. Elle lui fit un petit signe de la main. Claire, sa fille sur un bras, s'élança vers la machine. Lise, saisissant les sacs d'une main, prenant celle d'Esmeralda de l'autre, la suivit. Dans le jardin saccagé, penchée sous le rotor, elle se mit à courir derrière Claire vers Morgan qui sauta de la machine pour les accueillir.

Dans la main de Paco amollie par la langueur de la longue attente au fond du placard, le téléphone vibra. On entendait en arrière-plan un sifflement strident, infernal, et le touk-touk énorme d'un hélicoptère. La femme blonde cria :

— Paco, le code est Miramar. On va venir te chercher en hélicoptère. Sois prêt à sortir dans le jardin de l'hôtel dans deux minutes. Si quelqu'un t'en empêche, appelle-moi immédiatement. Quand l'hélicoptère apparaîtra, reste caché derrière une porte pour te protéger du souffle pendant l'atterrissage. Tu as compris ?

— Oui, j'ai compris. Un hélicoptère. Le jardin. Rester derrière une porte. Faire attention au souffle.

Paco posa le téléphone devenu inerte. Il tressaillit sous l'effet d'un violent frisson et il se redressa d'un coup afin de sortir de sa cachette, renversant la petite bouteille d'eau qu'il avait gardée à côté de lui. La main sur la porte de la chambre, il prit une grande respiration avant d'ouvrir et de sortir dans le couloir de l'hôtel. Il pensa à son petit sac, mais il n'avait plus là-dedans qu'un peu de linge sale, il l'oublia. En affichant un air calme et décidé, car un adulte passait dans le couloir, il avança tout droit sur la moquette épaisse vers la cage de l'escalier qu'il dévala d'un trait jusqu'à la porte du jardin. Là, il vit les androïdes-policiers qui montaient la garde derrière les lignes multicolores qui avaient été déroulées pour délimiter la scène de l'attentat. Il se rangea dans un renfoncement d'où il pouvait surveiller le jardin et il attendit, le cœur battant. Pendant la dernière heure, le ciel avait été parcouru de hurlements phénoménaux, il s'était même demandé si c'était la fin du monde, et puis la télévision avait annoncé ce qui se passait. Il l'avait écoutée du fond du placard, et cela l'avait rassuré. Il y avait une guerre dehors. Il était stupéfié par l'idée que c'était lui qu'on essayait de tuer, mais maintenant qu'il comprenait qu'il y avait aussi des forces très puissantes de son côté, il n'avait plus peur. Même s'il savait que ce n'était sans doute pas aussi simple, au bout du compte, il y avait les bons et les méchants, et les bons étaient en train de venir à son secours. Il entendit le battement des pales. Il vit alors la machine qui sautait le sommet de la colline à l'est et qui s'approchait en tournant majestueusement avec la forte gîte d'une spirale descendante radicale, comme un phénoménal ange, sombre et terrible, descendant du ciel droit vers lui. La stupeur lui fit retenir son souffle en ouvrant la bouche. C'était une libellule cauchemardesque, hérissée d'antennes et d'excroissances à la fonction mystérieuse, et qui produisait un vacarme inimaginable. Comme l'engin approchait du sol, chassant les policiers ahuris et leurs androïdes fidèles, dans l'ouragan qui emportait en lambeaux les lignes qu'ils avaient gardées, la porte sur le côté de la machine s'ouvrit. Avec un sursaut de joie et d'espoir dans son cœur, Paco reconnut la femme blonde qui lui avait donné le code au téléphone. Il vit qu'elle portait un gilet pare-balles, qu'elle tenait un fusil d'assaut la crosse posée à sa hanche et qu'elle avait l'assurance de quelqu'un qui sait ce qu'il fait. Alors, il pensa, en anglais, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent ces derniers temps : « Ça y est. Je vais y arriver. » Bondissant comme seuls les enfants de son âge savent le faire, il se mit à courir vers l'énorme machine vrombissante qui se posait au milieu du parc ravagé par la bombe du matin.